Rencontre avec une plante« Viens. »L’homme, âgé, habillé d’une robe bleue ample et pratique de laquelle il pouvait retirer un bric-à-brac impressionnant, se retourna et, laissant la mère du garçon sur place, s’en alla vers son atelier à l’arrière de la boutique. La mère de Denhaar avait déjà pris la potion et les quelques pièces d’or données en échange de son fils. Sans un mot vers son garçon, elle s’en retourna chez eux – chez elle toute seule, maintenant. Ils en avaient déjà discuté. Mérisa, malade, avait besoin de cette potion pour survivre. Denhaar voyait dans cette transaction l'occasion d'apprendre des secrets très utiles.
Sa mère partie, Denhaar n’avait plus qu’à suivre cet alchimiste jusqu’à son nouveau lieu de travail, dans lequel il devrait vivre nuit et jour pendant plusieurs années. Sans chambre, sans matelas ni oreiller, en se douchant dans l'arrière cour, en se nourrissant sur place. C’était le dur lot des apprentis.
Tilbur cherchait un apprenti demi-elfe depuis plusieurs mois. Placé à la limite du quartier de Sombrelaine, son échoppe recevait parfois quelques marchands en quête d’objets alchimiques, quelques étudiants de l’université de magie souhaitant obtenir les fameux bonbons qui permettaient d’effacer la gueule de bois de la veille, mais surtout des habitants de ce quartier pauvre et mal famé. Les bandes plus ou moins organisées obtenaient de lui, contre rémunération bien entendu, des potions de soins ou d’autres sortilèges plus agressifs, des poisons, parfois des services plus personnalisés.
Denhaar avait grandi à Sombrelaine, admirant de loin les hautes tours du château ducal, enviant en secret les quelques habits bien faits qu’il pouvait voir passer alors que lui-même vivait avec sa mère adoptive, Mérisa Tyborn, dans la misère la plus sombre. Orphelin, il avait été recueilli dans un panier d’osier dérivant sur les eaux boueuses du fleuve alors que Mérisa lavait ses vêtements. Elle ne pouvait plus avoir d’enfants à cause des blessures subies à son bas ventre lors de ses offices de prostituée, mais en avait toujours désiré un. Priant Calistria, déesse elfe de la luxure, elle n’avait pas rejeté cet enfant mi-humain mi-elfe. Au contraire, elle y avait vu un signe divin qui lui accordait une deuxième vie, une mission, même si la peau de son garçon lui paraissait si sombre.
La vie de Denhaar n’en avait pas été facile pour autant. Grandissant au milieu de la saleté, de la vindicte, de la violence, ayant pour exemple le vol, le trafic, le meurtre, Denhaar était devenu un garçon agressif, mesquin, solitaire. Il avait appris à user de la force avec parcimonie, car dans ces quartiers, ceux qui la ramènent trop finissent pas mourir trop jeune. Mais quand il le fallait, il n'hésitait pas à l'utiliser.
Denhaar s'était demandé pourquoi Tilbur souhaitait un demi-elfe comme apprenti. Il fut renseigné dès les premiers instants de sa rencontre avec lui. A travers l’atelier, l’alchimiste conduisit le garçon droit vers un arbuste mal en point. Ce petit érable aux feuilles dorées, qui poussait dans un pot minuscule, semblait être entre la vie et la mort.
« J’ai payé cette plante une fortune. Plus que ce que j'ai donné à ta mère pour toi. Ses feuilles sont d’une grande aide pour nombre de préparations alchimiques. Seuls les demi-elfes arrivent à les faire pousser. C’est maintenant ton seul compagnon. Tu respires avec lui, tu dors avec lui, tu le protèges, tu lui parles et tu fais tout ce que tu veux avec. Tant qu’il reste en vie, tu restes en vie. S’il meurt, tu meurs. Pigé ? Et je veux de ses feuilles régulièrement. »Tilbur attendit que Denhaar réagisse. Le garçon hocha la tête, pour indiquer qu'il avait bien compris.
La leçon« Comment ça, tu les as laissé me voler ?! ? » Tilbur était enragé. L’atelier avait été saccagé par des maraudeurs, et il tenait Denhaar pour responsable de cela.
« Tu étais présents, tu devais défendre tout ça ! » Il avançait droit sur le garçon, prenant son arme, l’air mauvais.
« Ecoutez, maître, ils étaient plus nombreux, je ne faisais pas le poids ! » tentait de se défendre l’adolescent.
« Tu t’es enfuis ! » rugissait l’alchimiste. Il avala l’une de ses potions, décidé à faire souffrir son apprenti, voire à le tuer pour sa faute.
Cela faisait maintenant quatre ans que Denhaar vivait dans cet atelier, jour et nuit. Il avait bien sûr du temps libre, qu’il occupait à rendre visite à sa mère, ou à retrouver ses copains d’enfance, presque tous membres d’une bande ou d’une autre. Mais la plupart de son temps, il le passait entre ces quatre murs.
Le travail principal de Denhaar consistait à s’occuper de ce maudit érable, à porter, ranger, classer, les différents produits plus ou moins dangereux de l’alchimiste, et à se faire engueuler voire rosser pour un oui ou pour un non, au gré des envies de son maître. Au fil du temps, sans que Tilbur ne lui enseigne quoi que ce soit, il avait appris, en l’observant, tapis dans l’ombre. Plus d’un an après son arrivée dans l’atelier, il s’était risqué à créer un extrait. Mais celui-ci n’avait rien donné. L’alchimiste, après s’être moqué de cet apprenti qui n’apprenait rien, lui avait tout de même donné sa première leçon.
Et il y en eut d’autres. Denhaar se montrait avide de savoir, et la manipulation des énergies surnaturelles contenues dans les matières le motivait. Tilbur lui enseignait toute sorte de choses, allant des essences de plantes, à leur localisation géographique dans Golarion, à des éléments d’architecture qui ne pouvaient être tenus que par les pouvoirs de l’alchimie... Alors que Tilbur ne voulait au départ qu’une sorte d’esclave capable de faire pousser son arbre, les relations entre les deux hommes s’étaient améliorées, au point de ressembler véritablement à celles d’un apprenti et de son maître.
Jusqu’à aujourd’hui.
La bande des Mains Torses avaient guetté le départ de Tilbur pour sa visite hebdomadaire au bordel le plus proche. Puis ils étaient venu prendre l’ensemble des potions, antidotes, poisons et objets contenus dans la boutique. A cinq contre un, Denhaar avait préféré emporter l’érable dans son pot par la porte arrière, et ne pas chercher le combat.
« L’érable est intact ! » dit-il vite à Tilbur, alors que celui-ci levait son arme bien haut sur lui.
L’alchimiste se figea. Denhaar pouvait presque voir derrière la prunelle des yeux de son maître son esprit réfléchir à toute vitesse. S’il tuait Denhaar, plus personne ne pourrait prendre soin de cet arbre.
« ...hhrrr... » Le son guttural sortit de sa gorge, mettant un terme à son état de rage avancé.
« Le Capa est mort il y a deux mois. Plus personne ne contrôle les bandes, c’est le bordel à Sombrelaine. » Tilbur se croyait intouchable, mais, à son grand désespoir, il ne l’était visiblement plus. Au grand soulagement de Denhaar, il glissa son arme dans son fourreau.
« Ca va craindre grave, par ici. Vaut mieux qu’on soit deux à savoir se battre. Tu vas prendre des cours chez Maître Grimbaltis. Il me doit des faveurs, il acceptera de te prendre en tant qu’élève. » Denhaar ouvrit ses yeux de stupeur. Maître Grimbaltis était l’un des combattants les plus réputés de la ville. Ancien Capitaine des Gardes, il avait monté sa propre école d’escrime. On disait qu’il avait enseigné cet art au duc lui-même ainsi qu’à son fils. Cependant, ce n’était pas l’escrime qu’il enseignerait à Denhaar, mais bien comment éclater le crâne de son adversaire le plus rapidement et le plus efficacement possible.
« Les Mains Torses, tu dis ? Trouves où ils crèchent. »Ça n’allait pas être facile, mais Denhaar hocha la tête. Il saurait poser les bonnes questions où il le fallait.
« Je vais m’occuper d’eux. » cracha Tilbur. Il s’agissait de réputation, de ne pas laisser croire qu’on pouvait voler l’alchimiste impunément. Sinon, toutes les bandes de Sombrelaine visiteraient bientôt l’atelier de l’alchimiste. Tilbur ferait donc un exemple. Cruel, efficace, spectaculaire.
Et ça aussi, ce serait une leçon que Denhaar retiendrait.
L'escrimeDenhaar posait les couverts avec précaution autour de l’assiette, faisant attention à ce que le couteau soit bien parallèle à la cuillère, avec la lame tournée vers l’assiette. Cela faisait partie de son « éducation morale », selon Grimbaltis.
Celui-ci, loin d’arrêter ses cours aux usages multiples des armes et aux points sensibles des corps, conviait le demi-elfe à apprendre les bonnes manières ainsi que les us et coutumes des « gens biens ». La première fois que Denhaar s’était pointé à l’école d’escrime, le maître d’arme, narquois, l’avait renvoyé :
« Si ton maître veut que je t’enseigne quelque chose discrètement, il faut que tu ressembles à mes autres élèves. Si je n’avais pas su que tu venais de Sombrelaine, je l’aurais deviné. Hors de question qu’on te voit entrer comme ça chez moi. » Pour ne pas ternir la réputation de l’école de Grimbaltis, il avait été établi que Denhaar ferait des efforts d’intégration et de déguisement quand il sortirait de l’atelier de Tilbur.
C’est ainsi qu’il recevait ce cours d’art de la table sous l’œil vigilant du maître d’arme. Denhaar en était d’autant plus motivé qu’il savait que les mets qu’il pourrait consommer ensuite seraient de bien meilleure qualité que ce qu’il avalait dans l’atelier.
« Tilbur a besoin d’un garde du corps, même quand il va dans des soirées mondaines. Il faut que tu sois capable de manger des cannellonis d’œufs d’esturgeon sans avoir l’air de t’extasier. Et de boire une coupe de vin fin à petite gorgée, pas comme une chope de bière. Et si possible, d’en reconnaitre la région d’origine. » Des prétextes à changer son ordinaire que Denhaar approuvait complètement.
Au cours du repas, Denhaar posa une question qui le taraudait depuis des mois.
« Maître Grimbaldis, quel service vous a rendu Tilbur pour que vous me formiez de la sorte ? »La réponse se fit attendre. Maître Gimbaldis tournait les phrases dans sa tête pour les ordonner, pour faire comprendre quelque chose à son élève.
« Mon gars, Tilbur et moi n’avons pas toujours vécu dans cette ville. Nous sommes originaires d’un petit village de la frontière. Avec tous les jeunes du village, une quinzaine au total, nous avons été recrutés de force lors de la guerre contre le royaume voisin. Nous nous sommes battus à la bataille de la Croix de Fer. Une vraie boucherie. Des milliers de morts. Du village, nous sommes les deux seuls survivants. Nous n’avons jamais pu nous décider à revenir dans notre village. Nous nous sommes installés ici. Il a ouvert une boutique de produits alchimiques, je suis entré dans la garde. »Le maître d’arme reposa son verre et appuya ses coudes sur la table d’une façon fort peu convenable, pour s’approcher plus de Denhaar.
« Alors ça, c’est des liens plus forts que tout ce qui peut arriver par la suite. Même si Tilbur trempe dans des affaires louches et que je suis un ancien Capitaine, je le protège, et si un gus vient à lui couper un cheveu par mégarde, je l’éclate. Vu ? Alors, il me demande de te donner des cours ? Et bien j’en fais plus encore. Je sais qu’il fera pareil pour moi quand j’en aurai besoin. »Maître Grimbaldis n’avait pas besoin de faire un dessin. Tilbur servait parfois d’indic pour la garde, quand ceux-ci voulaient vraiment des renseignements importants.
Il était un soir...Cette sale journée ressemblait à toutes les autres sales journées, mais en pire. Le ciel était gris, prémisse d’une pluie diluvienne comme il était fréquent dans cette région. L’électricité dans l’air excitait tout le monde, et les gens, plus nerveux, s’apostrophaient en terme désagréables plus fréquemment qu’à l’accoutumée. L’effet des lunes devait être à son comble.
Denhaar, âgé maintenant de vingt-sept ans, s’en retournait vers l’atelier de Tilbur après un entrainement chez Grimbaldis, qui se faisait de plus en plus vieux. Habillé comme un gentilhomme comme chaque fois qu’il allait à l’école d’escrime, le demi-elfe passa chez sa mère pour se changer, enlever le maquillage qui lui servait de déguisement, et reprendre un accoutrement plus en accord avec Sombrelaine. Il en profita pour s’occuper d’elle, maintenant trop vieille pour subvenir à tous ses besoins.
Cela faisait déjà quelques années que Denhaar ne dormait plus dans l’atelier, mais dans une chambre de la maison de Tilbur, située au-dessus de l’échoppe de l’alchimiste. Avec les années de service, lorsque Denhaar était passé du rang d’Apprenti à celui de Novice puis de Compagnon Alchimiste, il avait obtenu plus de libertés, une chambre dans la maison du maître, une solde, et même le droit de gagner de l’argent grâce à son travail. Tilbur avait dû embaucher un nouvel apprenti, Grospaud, un jeune humain replet mais qui ne manquait pas d’intelligence, pour lui servir de souffre-douleur.
Ce soir-là, donc, arrivé à deux rues de l’atelier, il remarqua un jeune homme, balafré, adossé à la maison à l’angle de la rue qu’il devait prendre. Dès que l’humain appréhenda la présence de Denhaar, il se redressa et partit en courant.
Sentant un coup fourré, Denhaar prit sa bardiche en main malgré les quelques personnes présentes dans la rue, et se précipita à la suite du garçon... qui entrait effectivement dans l’atelier en criant quelque chose que Denhaar ne comprit pas.
Plutôt que se précipiter par la porte, Denhaar préféra avaler une fiole, puis grimpa à une fenêtre pour atterrir dans l’atelier. Le lieu était devenu un champ de bataille.
Grospaud était égorgé à droite de la pièce, son sang souillait le sol. Tilbur combattait debout deux adversaires qui le prenaient en tenaille. Des blessures sévères l’affaiblissaient, il ne tiendrait plus très longtemps face à ces égorgeurs. Et un comité d’accueil de trois bonhommes l’attendait à la porte. Denhaar avait eu raison de ne pas passer par là.
La bardiche de l'élève de Gimbaldis virevolta la première, tuant sur le coup le garçon qui faisait le guet dans la rue et avait prévenu ses comparses de l’arrivée du demi-elfe. Les deux autres, plus costauds vinrent se situer de part et d’autres du combattant alchimiste. Denhaar profita de l’allonge de son arme pour les blesser lors de leurs déplacements, mais ils se rapprochèrent suffisamment pour ne plus subir cet handicap. Il se protégea avec les murs et les meubles pour éviter d’être pris de chaque côté comme Tilbur l’était.
La situation était critique, mais gérable.
Tilbur, dans un ultime sursaut, tua l’un de ses adversaires. L’autre le frappa, le faisant sombrer dans l’inconscience. Denhaar se rapprochant de lui, il décida toutefois de sonner la fuite.
« On s’casse, les gars ! » Alors que les deux adversaires du demi-elfe quittaient le combat pour passer l’un par la fenêtre, l’autre par la porte, le demi-elfe plaça son arme dans les pieds de l’un d’entre eux, le faisant trébucher. Il profita qu’il soit au sol pour l’assommer du plat de son arme.
Ses adversaires partis, Denhaar s’approcha de Tilbur. Bien qu’inconscient, il était toujours en vie. Denhaar pansa comme il put les blessures du maître alchimiste, puis ferma la boutique. Il n'y avait personne dans la rue pour regarder ce qu’il se passait ici. Si on voulait rester discret, Sombrelaine était un endroit idéal.
Enfin, il revint sur le maraudeur assommé. Il l’attacha à un poteau et le bâillonna.
Le temps que le bandit se réveille, Denhaar porta Tilbur jusque dans sa chambre et le coucha dans son lit, enroula le corps de Grospaud dans un drap – il faudra qu’il le jette dans le fleuve - et nettoya le sol. Enfin, l'oeil mauvais, il prépara sa fine lame pour l’interrogatoire. Il avait toute la nuit devant lui. Son prisonnier, par contre, ne verrait certainement pas le jour.
Message secret pour suite.