Louis Muller et le Capitaine Duchamp sonnèrent donc à la porte de la maison de Monsieur Bohémond Crépin. Il était proche de 10h30.
Il ne fallut que quelques dizaines de secondes pour que la porte s’ouvre sur un domestique de taille moyenne, la cinquantaine, les cheveux légèrement grisonnants. Il dévisagea les arrivants en un instant. Il devait avoir conclu que les personnes devant lui n’étaient pas des colporteurs, car il leur permit d’entrer dans le hall.
« Messieurs, vous désirez ? Vous avez pris rendez-vous ? »Le hall était cossu. Le sol marqueté réfléchissait la lumière du jour qui arrivait par l’une des fenêtres proches de la porte d’entrée. Contre les murs, des consoles soutenaient des sculptures de style grec en albâtre, alors que quelques tableaux classiques plongeaient le spectateur dans des paysages de chasse. Le plafond, haut, correspondait au plancher du deuxième étage. Un escalier permettait d’accéder au premier. De là partait de nombreuses salles, dont les portes étaient fermées.
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De leur fiacre commun avec William, Archibald sauta le premier, en arrivant à la faculté de la Sorbonne. Cet édifice contenait l’un des laboratoires de chimie les plus réputés, car le premier créé de la sorte en France par Jean-Baptiste Dumas. Archibald savait qu’il était question de fonder dans les années à venir, à partir de ce laboratoire, une Ecole Nationale Supérieure de Chimie à Paris.
Trois départements divisaient la Sorbonne : Les sciences mathématiques, les sciences physiques et les sciences naturelles. Le laboratoire de Chimie faisait partie du département des sciences physiques. Archibald y connaissait naturellement plusieurs des professeurs.
En cette fin de matinée de Samedi, moins d’étudiants parcourraient les couloirs de ce bâtiment qui devenait au fur et à mesure des années une institution.
Archibald arpentait les couloirs et les bureaux pour retrouver l’une ou l’autre de ses connaissances. Paul Troost, le directeur du laboratoire, un allemand, n’était pas là. Tant mieux, car Archibald n’appréciait pas beaucoup cet homme sec, anti-juif convaincu. De plus, le professeur Troost n’était pas « du sérail ». Il bénéficiait d’un diplôme d’architecte, ce qui n’avait rien à voir avec sa fonction présente.
Henri Debray, le professeur titulaire, était absent aussi.
Heureusement, Alexandre Joly, un maître de conférences de ses connaissances, occupait une partie du laboratoire avec deux de ses élèves. L’un d’entre eux tenait au bout d’une pince un récipient en verre d’où sortaient des fumerolles blanches, alors que l’autre prenait des notes. Le liquide fumant allait être versé dans un autre récipient contenant un liquide aux reflets bleutés. La dangerosité relative de la manipulation avait certainement poussé le professeur à effectuer cette expérience en dehors des horaires normaux.
Alexandre Joly affichait une quarantaine affirmée. Ses lunettes et sa blouse blanche l’identifiait bien comme un scientifique tels qu’Archibald les connaissait. Attentif à l’exécution de la manipulation périlleuse, Alexandre ne vit pas Archibald arriver…
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William arriva au cœur de Montmartre, en haut de la bute, sur la place du Tertre. Cette place faisait penser à une petite ville de province, tel qu’était Montmartre autrefois, un petit village bordé de demeures humbles et de petits commerces, dont le restaurant de la Mère Catherine.
En admirant cette petite place pavée accueillant les marchands ambulants sous ses rangées d’arbres, William se demanda comment pouvait-on être aussi loin de Paris à seulement quelques minutes des boulevards.
En cette fin de matinée, les rues étaient plutôt calmes. Les soulards arpentant les bistros du coin la nuit étaient en train de cuver leur alcool ou leur opium. Seuls des gens fréquentables, des marchands, les peintres les plus matinaux, voire quelques enfants ou des familles circulaient à cette heure.
Ici serait né le mot « bistro », à cause de cosaques russes qui, lors de l’occupation de Paris au début du siècle (1814-1818) demandaient à boire en disant « Bistro, Bistro ». « Bistro » veut dire « Vite » en russe. Certainement que ces cosaques préféraient ne pas rentrer en retard, après la fermeture de leur caserne la nuit, surtout que leurs saouleries étaient interdites par leur état-major...
« Vite », c’était justement bien ce que voulait faire William. Le fiacre le laissa en cet endroit, d’où il pouvait voir le sommet de la Basilique du Sacré-Cœur, à proximité.