L’émotion dans la pièce était palpable. Et si quelques-uns la combattaient par davantage de pragmatisme ou d’esprit scientifique, comme Auguste ou Archibald, d’autres la laissait les submerger, dont le Comte, passé si près de tout avoir perdu.
Des rayons de soleil illuminèrent la pièce, réchauffant le sol, les murs, et les cœurs, figeant le temps comme par enchantement...
Quelques semaines plus tard…Ce Dimanche de Juin, le Comte Firmin de Saint-Périer avait invité ses amis pour un nouveau repas dans sa demeure. Le Commissaire Lavoisier était aussi exceptionnellement du repas, afin que les invités puissent entendre de sa bouche, par des paroles non-officielles, les dernières informations concernant l’enquête pour laquelle ils avaient risqué leur vie.
Ils se remémoraient bien sûr les événements de ces dernières semaines.
Dans l'affaire Magnolia, les arrestations s’étaient succédées. Plusieurs hauts gradés s’étaient suicidés quand la police s’était présentée chez eux. Le nouveau Commandant Auguste Duchamp, dûment décoré pour ses faits de bravoure, savait que l’armée avait été « nettoyée », les coupables subissant les peines militaires en plus des peines civiles.
Au grand dam de Saint-Périer, un ancien ministre et un baron de l’industrie, pourtant cités dans les lettres trouvées dans la boucherie du Capitaine Duport, ne seraient pas inquiétés. Dans leur cas, les tournures de phrases n'étaient pas "assez explicites", selon les juges, mais surtout le Comte se doutait qu’ils étaient impliqués dans d’autres malversations, et des personnes influentes ne souhaitaient pas que ces hommes soient questionnés par un tribunal.
Aussi, on soupçonnait un autre coupable, introuvable, d’avoir quitté le pays pour les Etats-Unis, laissant sur place femme et enfants.
Enfin, le Capitaine Duport fut retrouvé abattu de deux balles de pistolet, tirées à bout portant, dans des égouts, le Jeudi suivant cette fameuse nuit de Samedi à Dimanche. Les compagnons n'avaient récupéré que quelques-uns des documents qu'il détenait, et maintenant que le Capitaine Duport était mort, il était certain que des coupables ne seraient jamais inquiétés. Il était d'ailleurs fort probable que ce soit l'un d'eux qui ait tenu le pistolet qui avait tué le rénégat, faisant ce qu'il fallait pour éviter la prison.
Malgré ces quelques « revers », la victoire était incontestable. Les agissements d’une bande de hors-la-loi avaient été stoppés, et plusieurs de leurs commanditaires étaient derrière les barreaux. Les quelques-uns qui s’en tiraient ne pourraient pas recommencer leurs petites affaires d'esclavage en Afrique centrale.
Et surtout, le Comte était réhabilité, les enquêteurs avaient déjoué la conspiration dont il faisait l’objet, et sa fille avait été sauvée d’une mort atroce.
Revenu en urgence de son congrès, le père de Charlotte fut effaré par les risques pris par sa fille. Au chevet des deux demoiselles, il sembla mettre de côté, pour un temps, les différents qu’il entretenait avec Charlotte sur la vie qu’elle menait.
Plusieurs généreux donateurs apportèrent leur soutien aux actions caritatives de Charlotte. Bien sûr le Comte lui-même, mais également plusieurs de ses amis, et aussi la famille Douville. Edwige et Sabine se proposèrent pour venir aider la maîtresse d’école / infirmière, au moins deux jours par semaine.
Le Comte avait proposé à Louis un poste permanent pour sa résidence parisienne. Egalement, les études d’Archibald reçurent de nouveaux financements, qui lui permirent d’étoffer son équipe. Le Comte avait fait jouer de ses relations dans les autres ministères afin qu’un poste plus important à l’Université de la Sorbonne lui soit proposé.
Le Comte savait remercier les personnes sur qui il pouvait compter.
Complétant ces activités, William avait du passer beaucoup de temps à décrire des informations pour le compte de ses "contacts" en Angleterre. Egalement, Auguste avait retrouvé Justine Crépin aux courses, à Longchamp, qui lui fit l'accueil chaleureux auquel il s'attendait. La Dame, d'origine aristocratique, l'autorisa bien entendu à revenir prendre des affaires dans la malle de l'ancienne demeure des Lebrun, "pour les besoins d'une enquête"... La galanterie obligera le Capitaine à ne pas préciser combien de temps il passait dans cette demeure.
Avec émotion, tous avaient assisté aux honneurs militaires donnés pour Vire. Ses camarades Dutilleul, Figurat et Gagnasse furent cités à l’ordre du jour, puis décorés par le Secrétaire d’Etat aux colonies, et seraient promus pendant l’été. Le Maréchal des Logis chef Pluchot refusa la décoration, argumentant qu’il en avait déjà trop et qu’il n’avait pas pris les mêmes risques que ses amis. Mais il accepta la caisse de grands crus classés de Bordeaux. Il informa le Commandant Duchamp que Grossin avait été dégradé et mis aux arrêts. Ce dernier était tombé des nues quand les soldats étaient venus : Personne n'avait daigné l'avertir que les Singes Bleus n'existaient plus !
La presse, déchaînée un temps, se calma, accaparée par d'autres événements d'importance, comme les élections législatives de Mai qui virent un nouveau recul des monarchistes (peut-être que l'affaire Magnolia avait eu cet effet...), ou la location aux français de la baie de Guangzhou, en Chine, suite à un "traité" avec la dynastie Qin. On parlait toujours beaucoup de ce discours de Joseph Chamberlain, l'homologue du Comte Firmin de Saint-Périer en Angleterre, qui jugeait inévitable l'affrontement contre la France et la Russie à cause des questions coloniales. Egalement, la presse montrait périodiquement les innovations des deux cents constructeurs automobile qui allaient participer au premier salon de l'automobile de l'histoire, à Paris, en Juin.
Bref, l'opinion publique, abreuvée d'informations sur des sujets très divers en ce printemps 1898, ne suivit que distraitement cette affaire Magnolia, pourtant importante par son ampleur. De la « Une » des journaux, l’information passa en deuxième page, puis en page intérieure, pour finir par ne tenir qu’en quelques lignes coincées entre deux articles. Heureusement, le Comte avait eu le temps d’être réhabilité, et avait retrouvé le soutien de ses amis.
Arrivés à la fin du repas, le Comte avait conduit ses invités sur la terrasse, afin de pouvoir prendre rafraîchissements ou digestifs. Le doux parfum du printemps se mélangeait aux effluves d'alcool, alors que les oiseaux piaillaient dans les arbres et que la rue, non loin, se faisait oublier derrière les hauts murs de la propriété.
Le Commissaire, faisant tourner son armagnac plus vieux que Charlotte dans son verre, se doutait que ses interlocuteurs attendaient désormais les dernières informations dont il disposait. Il semblait s'amuser quelque peu de la situation.
Sabine s'excusa et préféra s'éloigner vers la roseraie, pour ne pas remuer de pénibles souvenirs. Sa guérison, ainsi que celle de Charlotte, avaient été étonnement "plus rapide que la normale", selon le père de l'institutrice. Les roses aussi semblaient revivre depuis que Sabine était revenue. L'aspect dépérissant que Louis avait repéré le Samedi avait disparu.
« Vous savez, vous aviez presque tout trouvé dans cette enquête. » commença le commissaire.
« Selon les témoignages des personnes arrétées, et le déchiffrement des lettres que vous avez trouvé, tout semble avoir commencé il y a une quinzaine d'année, alors que le Capitaine Duport était en service en Afrique. Des industriels influents ont demandé à des amis politique d'appuyer leur demande pour obtenir une production plus importante dans des plantations ou des mines, sur ce continent éloigné. Cela a été traduit par une pression plus importante sur la population locale. Toute la chaîne de commandement s’accommodait de la situation, surtout grâce à des pots de vin conséquents. Les industriels demandaient des "performances" contre paiement, et les obtenaient grâce à des militaires placés dans les colonies qui commettaient des exactions pourtant interdites par la loi. Mais si loin de la métropole, et en choisissant bien les bonnes recrues dans l'armée pour effectuer cet esclavage, rien ne transparaissait.
Puis, il y a huit ans, le Capitaine Duport fut démobilisé. De retour à la capitale, il entretint son réseau avec les hommes politiques et les industriels avec lesquels il était en contact. Il conservait des lettres d'eux, qui lui assurait quelques revenus. En échange, il devint en quelque sorte leur "bras armé", formant une sorte de milice, ou de bande, que l'on appelait les "singes bleus". Ainsi, les bas-fonds de Paris étaient reliés à ces personnes connues pour leur distinction...
Plusieurs fois, des journalistes ont pointé des massacres d'indigènes, mais ces affaires furent vite étouffées. Le réseau s'étendait aussi bien dans la police, l'armée, la politique et la finance que dans la presse.
Et vint l'affaire "Magnolia", lancée par le journaliste Emile Plantin. Un massacre de plus d'indigènes, en Afrique. Monsieur Plantin faisait un rapprochement avec des affaires similaires, les années passées. Cette affaire aurait elle aussi été étouffée, mais le Secrétaire d'Etat aux colonies, le Comte Firmin de Saint-Périer ici présent, a décidé d'ouvrir une enquête officielle, cherchant personnellement des informations.
Ceci était un développement inattendu pour ce réseau d'individus sans scrupules. Surpris, quelques-uns d'entre eux se sont réunis pour décider de la stratégie à adopter. Il a été décidé de faire porter le chapeau de ce massacre au Comte lui-même, afin de discréditer toutes les informations qu'il pourrait apporter. Nous avons un récit direct de cette "réunion", par un baron de l'industrie arrêté depuis. Les autres membres du réseau ont accepté cette décision.
Par l'intermédiaire du Capitaine Duport, le docteur Alain fut soudoyé, pour envoyer le Comte au chevet de sa fille, le temps que le reste du plan se mette en place. Il ne fut pas difficile de corrompre aussi Lucien Gambier, le propre secrétaire du Comte au ministère, qui avait obtenu la charge de l'enquête du Magnolia : Ambitieux, la liste des personnes dont il obtenait le soutien pour sa carrière avait de quoi lui faire tourner la tête.
- A la réflexion, je crois bien que c'était ce scélérat qui m'avait suggéré que je lui confie cette enquête, pour que je puisse m'occuper de ma fille... Sur le moment, j'ai cru que je lui avais donné une charge. Je crois même m'être excusé de ce travail supplémentaire, alors que c'était lui qui demandait cette enquête ! Et dire que ce bandit m'avait été recommandé par un ami... » précisa le Comte.
« Certainement. Il suffisait ensuite de coordonner l'enlèvement de Sabine avec des informations passées à la presse. L'absence programmée du Comte lors du gala de charité au Palais Royal, deux semaines après l'article d'Emile Plantin fut considérée comme le "bon moment". Les bandits se sont organisés pour ce jour-là. La suite, vous la connaissez. »
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